Difficultés en mathématiques : renforcer l’intuition du nombre, l’attention visuelle et les capacités d’imagerie
Il peut paraître étonnant de parler d’intuition dans le domaine des mathématiques. Cette intuition, bien qu’approximative, ne serait en vérité qu’une capacité innée de percevoir et d’appréhender des grandeurs et des quantités dès la naissance, avant même tout enseignement des nombres et de leurs valeurs symboliques.
Un sens inné et universel (ou presque)?
Les capacités d'accès au nombre ont été démontrées dès 1978 par Gelman et Gallistel, puis plus largement par Wynn dans les années 90. Dans ces travaux, Wynn montre que des bébés de 4 mois ont la capacité de mener des opérations d'addition ou de soustraction sur de très petites quantités. Si on cache deux objets derrière un paravent, que l'on en retire ostensiblement ou ajoute un, un nourrisson s'attend à voir le nombre exact une fois le paravent enlevé, trois en cas d'ajout, un en cas de suppression. Si les objets présentés ne correspondent pas à au décompte exact, le nourrisson manifestera sa surprise, preuve de sa capacité à anticiper le résultat.
Piaget remis en cause
Piaget remis en cause
Ces
recherches ont peu à peu remise en question la théorie de Piaget (Van Hout
1995) sur la compréhension du nombre chez l’enfant, considérée comme un accès
gradué, stade après stade, passant progressivement d’une conception
visuo-spatiale à une conception logico-mathématique. De même qu’il existe un
accès au nombre comme quantité avant même que le bébé ne puisse manipuler des
objets, le subitizing existe chez l’enfant d’âge maternel, cette capacité à
appréhender immédiatement sans passer par le comptage une petite numérosité,
deux, trois, quatre ou cinq objets environ chez l’adulte.
Pour autant,
cet accès au nombre intuitif, ou inné, n’élimine pas une lente maturation
autour du nombre, telle qu’observée par Piaget, où peu à peu les inférences
visuo-spatiales laissent le pas à des inférences logiques, de plus en plus
abstraites. Parallèlement, l’instruction permet à l’enfant d’aborder un
ensemble de règles algorithmiques qui le font peu à peu accéder à une connaissance
académique des mathématiques, où chaque savoir et habilité dépend de la
compréhension et de l’automaticité de savoirs et habilités précédemment
appris.
Mais alors
comment vraiment différencier des difficultés mathématiques dues à une
assimilation incomplète ou tronquée d’un savoir académique et une ou des
dyscalculies, induites par un trouble de ce que l’on pourrait appeler l’intuition
du nombre et pour lequel des aménagements et des stratégies d’apprentissages
particuliers devraient être mis en place ?
Troubles spécifique des
apprentissages (TSA) avec déficit en mathématiques et dyscalculie(s)
Dans le DSM
V, deux types de troubles sont évoqués, les troubles spécifiques des
apprentissages avec des difficultés en mathématiques et la dyscalculie. La différence
entre les deux est la présence ou non de troubles du raisonnement. La
dyscalculie est présentée comme un trouble de l’intuition du nombre, des faits
mathématiques et la difficulté à réaliser des calculs exacts sans trouble du
raisonnement logique en mathématiques.
Les
mathématiques demandent la mise en œuvre de fonctions cognitives hautes
(attention – mémoire – planification visuo-spatiales). D’un point de vue
scolaire, les mathématiques requièrent la lecture et l’écriture des nombres
arabes, le transcodage des chiffres arabes en mots-nombre et vice versa, la
maitrise des algorithmes, la mémorisation des faits mathématiques (tables) pour
pouvoir calculer, une intuition du nombre permettant de dénombrer, estimer,
comparer, positionner des nombres sur une droite imaginaire.
Ces
compétences fondamentales (Butterworth 1999, 2005, 2010) sont travaillées les
premières années de primaire. Et c’est souvent, dès ces premiers
apprentissages, que les enfants, atteints de TSA avec déficit en mathématiques
ou dyscalculie, se montreront en difficulté. Pour autant ces difficultés
peuvent être très différentes d’un enfant à l’autre, toucher l’intuition du
nombre dès les petites classes ou toucher seulement un module de l’activité
mathématique (les capacités de calcul, la compréhension des symboles + ou x,
une difficulté à automatiser certains algorithmes spatiaux (pause des
opérations) mais non le traitement numérique, l’intuition du nombre par
exemple.)
Le modèle de Sokol
Pour rendre
compte de ces difficultés plusieurs modèles d’explication ont été tenté. Le
modèle de Sokol (1994) différencie deux mécanismes, un mécanisme de traitement
numérique (appréhension, représentation des chiffres arabes et mots nombres) et
un mécanisme de calcul (algorithmes, symboles d’opération, tables). Chacun de
ces mécanismes est divisé en de nombreux sous-systèmes, rendant compte
d’habilités particulières.
Ce modèle a
l’avantage de montrer que seules certaines compétences peuvent être touchées
alors que d’autres restent intactes, ce qui invalide d’une certaine manière le
point de vue piagétien, d’une progression mathématique marche après marche. A
noter que les exemples cliniques rapportés par Sokol sont souvent des enfants
en difficulté en mathématiques et souffrant par ailleurs de dyslexie.
Le modèle de Dehaene
Le modèle de
Dehaene opère également une différence entre plusieurs systèmes cognitifs, un système
visuel et un système auditif verbal permettant à eux deux l’écriture des
nombres, le calcul, le dénombrement, la mémorisation des faits mathématiques et
des algorithmes ; et un troisième système analogique (représentation des
nombres sur une droite imaginaire), essentiel car reposant sur l’intuition du
nombre. La comparaison de grandeurs, le subitizing qui permet d’appréhender immédiatement
une petite quantité sans avoir à la dénombrer, l’estimation qui autorise une
idée approximative d’une quantité sont aux fondements de cette intuition.
Une approche « syncrétique »
Une dernière
approche neuropsychologique (Lussier et Flessas 1997) ajoute au modèle de Sokol
et Dehaene, qu’elle intègre, la prise en compte des compétences visuo-spatiales
dans les difficultés mathématiques, se rapprochant ainsi des travaux
incontournables du docteur Michèle Mazeau sur le sujet. Plus globalement,
Lussier et Flessas insistent sur la démarche cognitive, l’importance des
fonctions exécutives (attention – mémoire – planification – inhibition) dans la
résolution de problèmes, la généralisation de stratégies et l’automatisation
d’algorithmes particuliers mais aussi sur l’origine tant attentionnelle que visuo-spatiale
de certaines erreurs en mathématiques. Certaines erreurs découlent de
difficultés instrumentales au niveau du langage. Ainsi des élèves dyslexiques
ou dysphasiques, obtenant un faible score à l’indice de raisonnement verbal,
éprouvent bien souvent des difficultés en mathématiques. Mais il y a d’autres
sources d’erreurs, les erreurs produites par un déficit attentionnel et/ou des faibles
capacités visuo-spatiales, lesquelles ne signent pas une atteinte obligatoire
du sens du nombre, tel que l’envisage Dehaene.
Pour chaque
cas, il convient de bien analyser l’origine des difficultés, la remédiation
proposée ne devant pas être la même pour un enfant dyslexique, avec un déficit
verbal prononcé mais avec d’excellentes capacités visuospatiales que pour un
enfant TDAH ou dyspraxique, pouvant s’appuyer lui, à l’inverse, sur
d’excellente capacités verbales. Enfin, l’atteinte du sens du nombre (capacité
à appréhender la quantité comme telle), signe d’une dyscalculie, venant
s’ajouter à un TSA (Trouble du Spectre de l’Autisme) , est à vérifier et
n’appellera elle non plus les même réponses.
Michèle
Mazeau, qui a initié de nombreux travaux sur la dyspraxie en France, à ce
propos fait une distinction intéressante entre dyscalculie secondaire
observable chez des enfants dyspraxiques ou TDAH et dyscalculie primaire, où
l’intuition du nombre semble faire défaut, dyscalculie sévère mais relativement
plus rare.
La classification des erreurs
mathématiques
Il est
courant de citer Räsänen et Ahonen (1999) et leur tentative de répertorier les
classifications des erreurs observées en mathématiques. Pour Lussier, Chevrier,
et Gascon, « la plupart des erreurs décrites correspondent en fait à des
erreurs d’inattention (bonne opération, mais erreur de chiffres, oubli d’un
chiffre ou erreur aléatoire). Bien que les auteurs [Räsänen et Ahonen]
attribuent aux mauvais lecteurs la plupart des erreurs de faits numériques,
nous continuons de penser, affirment Lussier et ses acolytes, que celles-ci
proviennent largement d’une mauvaise utilisation des fonctions stratégiques.[1] »
Concernant
les capacités visuo-spatiales, la géométrie n’est pas seule affectée. On peut
considérer que certains algorithmes (pose et sens d’opération), certains symboles
lexicaux, ceux qui permettent de déterminer le plus grand ou le plus petit, ont
un rapport avec l’espace, de même que de positionner des nombres sur une droite
orientée.
Le modèle de Lussier et Flessas
Selon le
modèle de Lussier et Flessas (1997), il y aurait trois systèmes, correspondant
aux fonctions cognitives de tout apprenant, les fonctions stratégiques
(raisonnement, mémoire, attention et fonctions exécutives), importantes dans la
résolution de problèmes, les fonctions associatives servant pour le traitement
numérique et les fonctions instrumentales pour assurer l’exactitude du calcul.
Les auteurs insistent sur le rôle des fonctions exécutives (planification,
inibhition), de l’attention, de la mémoire et notamment de la mémoire de travail,
dont le déficit entraîne de faibles performances en général sur le plan
scolaire.
Ainsi
plusieurs types de difficultés en mathématiques se dessinent, des difficultés
d’origine verbales avec Sokol, des difficultés du système non verbal,
analogique (ou intuition du nombre), avec Dehaene, des difficultés
attentionnels (Räsänen et Ahonen) et des difficultés cognitives, touchant les
fonctions de haut niveau (raisonnement – attention, mémoire, fonctions
exécutives et capacités visuo-spatiales) avec Lussier et Flessas.
Mais alors
quelle remédiation pour chacune de ces difficultés, quel entraînement ou quelle
aide (aménagement) quand la rééducation marque ses limites ?
Dédys, une appli pour renforcer
l’intuition du nombre
S’il s’agit d’un déficit de l’intuition du nombre ou des fonctions exécutives, il parait évident de renforcer la capacité de représentation et d’imagerie mentale. Pour cela le plus simple est d’utiliser des représentations de grandeur par des constellations de points.
La ressource numérique pédagogique Dédys* repose sur ce postulat. Elle propose des exercices de cycle 2 augmentés d’une représentation visuelle systématiques, des dés avec des constellation de points au-dessus d’exercices traditionnels faisant apparaître des chiffres arabes ou des mots nombres. L’objectif est simple : renforcer l’intuition du nombre chez des enfants, peinant à se représenter les nombres et les quantités.
S’il s’agit d’un déficit de l’intuition du nombre ou des fonctions exécutives, il parait évident de renforcer la capacité de représentation et d’imagerie mentale. Pour cela le plus simple est d’utiliser des représentations de grandeur par des constellations de points.
La ressource numérique pédagogique Dédys* repose sur ce postulat. Elle propose des exercices de cycle 2 augmentés d’une représentation visuelle systématiques, des dés avec des constellation de points au-dessus d’exercices traditionnels faisant apparaître des chiffres arabes ou des mots nombres. L’objectif est simple : renforcer l’intuition du nombre chez des enfants, peinant à se représenter les nombres et les quantités.
Renforcer l’attention visuelle
A cette
représentation visuelle, Dédys ajoute un autre postulat. Beaucoup de difficultés
en mathématiques ne proviennent pas d’un manque d’intuition du nombre mais d’un
déficit soit attentionnel, soit visuo-constructif. Contre le déficit
attentionnel, la mise en relief de certains éléments, en utilisant un contraste
plus élevé, des couleurs différentes, peut s’avérer une aide utile.
L’utilisation de couleurs différentes pour les dizaines, les unités et les
centaines mais aussi pour les symboles d’opération évitent certaines erreurs de
lecture et de manipulation dans le cadre transformations opératoires. On peut
aussi envisager que la mise en couleur des constellations de points puisse
renforcer les capacités d’estimation et aider au dénombrement.
Renforcer la représentation mentale
Chez
certains enfants, dysphasiques, la présentation d’un modèle visuel (notamment
dans la résolution de problèmes) peut aider et peut être renforcée également par
un retour verbal. Chez d’autres, dyspraxiques, la représentation
visuelle perturbe mais la verbalisation peut être utile. Dédys se veut un outil
paramétrable, avec support visuel des quantités (dés) amovibles et synthèse
vocale, activables ou non, pour renforcer la représentation mentale, dès le
cycle 2.
Avigal Amar-Tuillier
@avigalat
@cogniTICE
© libre de droit à condition de citer l’auteur et l’association CogniTice
*Dédys, appli-web, outils et
resousurces, a reçu le soutien de la commission EduUp du ministère de
l’éducation. Dédys est en cours de développement et sera accessible sur ce site
à partir de la rentrée 2019 (fin septembre) avec des activités cycle 2 (d’autres
activités à venir).
(Petite) bibliographie
Butterworth
B. (1999). The mathematical brain. London: MacMillan.
Butterworth
B. (2005). The development of arithmetical abilities. Journal of Child
Psychology and Psychiatry, 46 (1), 3-18.
Butterworth B. (2010). Foundational numerical capacities and the origins of dyscalculia. Trends in Cognitive Neuroscience, 14 (12), 534-541.
Butterworth
B., Varma S., Laurillard D. (2011). Dyscalculia: from brain to education.
Science, 332 (6033), 1049- 1053. Review. Erratum in Science (2011), 334 (6057),
761.
« Quoi
de neuf dans les Troubles Spécifiques de l’Apprentissage», A.N.A.E., 128,
février 2014, vol. 26, Tome I, Dossier coordonné par Y. Chaix.
S.
Dehaene, La Bosse des maths, Odile Jacob 1997
Lussier,
Francine; Chevrier, Eliane; Gascon, Line. Neuropsychologie de l'enfant - 3e éd.
2017 : Troubles développementaux et de l'apprentissage (Univers Psy) (French
Edition) Dunod. Édition du Kindle.
R. Gelman & C. R. Gallistel, The
Child’s Understanding of Number,
Harvard University Press, 1978
Michèle Mazeau, Alain Pouhet, Neuropsychologie et troubles des apprentissages chez l'enfant : du développement typique aux Dys, éditions Elesevier Masson 2014.
Michèle Mazeau, Alain Pouhet, Neuropsychologie et troubles des apprentissages chez l'enfant : du développement typique aux Dys, éditions Elesevier Masson 2014.
Rourke B.P. (1993). «Arithmetic Disabilities, Specific and Otherwise: A Neuropsychological Perspective ». Journal of Learning Disability, 26, 214-226.
Van Hout
A. (1995) Troubles du calcul et fonction de l’hémisphère droit chez l’enfant.
Approche neuropsychologique des apprentissages chez l’enfant (ANAE),
hors-série, 34-41.
K. Wynn, « addition and subtraction by human
infants », Nature, n°358, 1992
[1] Lussier, Francine; Chevrier, Eliane;
Gascon, Line. Neuropsychologie de l'enfant - 3e éd. : Troubles développementaux
et de l'apprentissage (Univers Psy) (French Edition) (Page 615). Dunod. Édition
du Kindle.
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